Qui (s’)investit dans les fermes ?

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Qui (s’)investit dans les fermes ?

Concernant le capital des exploitations, le point fondamental réside sur la gouvernance : qui maîtrise les risques et les décisions ?

Les capitaux des exploitations agricoles appartiennent-ils aux agricultrices et aux agriculteurs ? La réponse est moins évidente qu'elle n'y paraît. À l'heure où les structures des exploitations se complexifient, où les montants en jeu freinent les reprises, que se passe-t-il dans le "saint des saints" ?

SOMMAIRE

Pour un euro de produit, il faut à un exploitant agricole, en moyenne, cinq euros de capital. Autre particularité du capital des exploitations agricoles : il est composé d’un capital opérationnel dont dépendent la production mais également de capital patrimonial. « Ce dernier comporte le foncier et les bâtiments par exemple, illustre Amaury Vienne, responsable du marché agricole au Crédit Mutuel Nord Europe. Ils ne sont pas strictement productifs, ont une faible rentabilité mais viennent enrichir le patrimoine des exploitants. »

Du capital à gogo ?

Pour mettre en perspective, selon Agreste (le service statistique du ministère de l’Agriculture), en 2018, le patrimoine moyen d’un agriculteur s’élevait à 700 000 euros, foncier compris. « Peu de chefs d’entreprises possèdent autant de capitaux, fait remarquer Jean-Marie Séronie, consultant en économie agricole. Et pour un Français moyen, endettement déduit, le montant de ce patrimoine s’élève en moyenne à 214 000 € selon l’assureur Allianz.

Mais ce n’est pas en vain. Le capital agricole sert à sécuriser l’exploitation, à enrichir le patrimoine de l’agriculteur mais aussi apporter une garantie lors d’un emprunt. Et malgré ces ordres de grandeur, il n’est pas si fréquent qu’il appartienne en totalité aux exploitants.

Toujours selon les données d’Agreste, les agriculteurs détiennent en moyenne 55 % du capital. « Le restant, les 45 %, représente les financements abondés par les fonds propres ou les emprunts bancaires, analyse Jean-Marie Séronie, consultant en économie agricole.

Capital des exploitations : selon la production

Il existe des disparités selon les filières. Finalement, c’est la production qui définit les besoins de capitaux. « En moyenne, chaque année, un agriculteur investit, hors foncier, 40 000 €, chiffre le consultant. Dont 32 000 € sont des emprunts bancaires, toujours en moyenne, et les 8 000 € restants représentent la revente. »

Ainsi, un éleveur de bovins viande investit en moyenne 20 000 euros par an, un céréalier 25 000 euros, un éleveur de porc 60 000 euros et un éleveur laitier 45 000 euros.

Par ailleurs, il y a des différences historiques selon les régions françaises. « Si on caricature, dans le nord de la France, les agriculteurs possèdent peu de foncier, poursuit Jean-Marie Séronie. Mais c’est aussi dû aux capitaux (bâtiments, matériel, cheptel) déjà engagés dans les exploitations à plus fort potentiel. Dans le Sud, en revanche, les agriculteurs sont davantage propriétaires de leurs parcelles. »

Aujourd’hui, 30 % des exploitations sont complètement propriétaires de leur foncier, quand 15 % sont locataires à 100 %. Pour le reste, il est difficile de savoir car une société agricole peut louer du foncier aux associés propriétaires. Cependant, la tendance est à la location. Au global, 60 % des surfaces cultivées sont louées contre 40 % en propriété.

Ouvrir le capital des exploitations ?

Les investissements réguliers réalisés par les exploitants ont des conséquences à long terme. « Plus l’agriculteur investit dans son exploitation, plus elle prend de la valeur, fait remarquer le consultant. Avec le phénomène de concentration des exploitations qui s’y ajoute, elles deviennent difficiles à céder et donc à reprendre. » Avec des capitaux de plus en plus élevés, il est difficile pour les agriculteurs cédants de compenser avec les autres membres de la famille. Si ce n’est en diversifiant leur patrimoine.

Dans de telles situations, il est légitime de se demander s’il est encore intéressant que le chef d’exploitation soit encore propriétaire de son capital ? « Cela dépend des cas, estime Amaury Vienne, responsable du marché agricole au Crédit Mutuel Nord Europe. L’important est que l’exploitation soit rentable. Si l’agriculteur peut être propriétaire de ses biens en même temps, c’est mieux. » En revanche, il ne faut pas que le capital soit un frein au développement de l’exploitation.

Si ce n’est pas le cas, il faut financer le capital autrement ou le mutualiser. Comme un matériel en cuma qui permet de ne pas porter seul sa charge ou en leasing qui réduit les coûts d’utilisation. Ou ouvrir son capital à d’autres investisseurs. « Certaines entreprises, pour assurer leurs approvisionnements, investissent dans les capitaux d’exploitations, relate Jean-Marie Séronie. C’est assez ambivalent pour l’agriculteur qui souhaite rester maître de son exploitation. »

« La rentabilité des capitaux reste tout de même faible, pour le foncier, c’est quasiment nul par exemple, précise le responsable du Crédit Mutuel. Et le retour sur l’investissement est long. Cependant, il faut trouver des solutions pour certaines reprises d’exploitations. Parfois, le périmètre familial avec des GFA, des sociétés sont difficiles à porter. Dans d’autres cas, les repreneurs sont non issus du monde agricole et n’ont pas d’apports suffisants. »

Dans tous les cas, le point fondamental réside sur la gouvernance : qui maîtrise les risques et les décisions ?

Qui sont les « nouveaux entrants »?

Et de qui parle-t-on, lorsque l’on évoque les « nouveaux entrants » au capital des exploitations agricoles ? La réponse, pour une fois, est simple : « dès lors qu’on a un associé, non exploitant, c’est-à-dire du « capital extérieur » qui n’appartient pas à celui qui fait qui est sur le tracteur, qui prend les décisions », pose Geneviève N’Guyen, professeure en économie agricole.

L’Empire du milieu ?

Suivant une série de rachats de domaines viticoles par des investisseurs de l’Empire du Milieu, en 2016, l’achat de centaines d’hectares dans le Berry par un groupe également chinois avait fait grand bruit.

L’objectif était d’approvisionner en céréales une chaîne de boulangerie chinoises. Et la société a depuis fait faillite. Finalement, la crainte de « l’investisseur étranger qui vient s’emparer de nos terres » a fait long feu… même si ce type de montage reste possible.

Plutôt le cousin…

Unanimement, les experts interrogés pointent aujourd’hui vers des investisseurs « extérieurs » qui appartiennent déjà au paysage agricole français.

« On peut bien sûr avoir des fonds d’investissement qui passent par des montages assez compliqués, relativise Geneviève N’Guyen. « Mais, avec l’équipe de recherche qui travaille sur ces sujets, nous pensons que la majorité de personnalités « extérieures » qui montent au capital de l’entreprise agricole, sont des membres de la famille de l’agriculteur, qui n’exploitent pas. Cela peut aller jusqu’à la famille élargie. »

« Nous avons enquêté sur de nombreuses exploitations, où c’est le cousin, le petit-fils, un parent éloigné, qui montent au capital de l’entreprise agricole. Pour nous, c’est « extérieur » parce que ces personnes ne seront pas « sur le tracteur » ou directement associés aux décisions opérationnelles du quotidien. » Constat partagé par Amaury Vienne, responsable du marché agricole au Crédit Mutuel Nord Europe : les investisseurs extérieurs, « on en parle plus qu’on ne le voit, », souligne-t-il.

Les statistiques officielles, du type recensement agricole, ne comptabilisent pas ce type de données à l’échelle nationale.

Ou la banque ?

Et après tout, ne pourrait-on pas considérer que l’investisseur extérieur qui pèse le plus, serait le secteur bancaire ? Une analyse confortée par les ordres de grandeur de l’économiste Jean-Marie Séronie indique que si les agriculteurs sont propriétaires de leurs exploitations à, en moyenne 55 %, pour le reste les agriculteurs font appel à des fonds propres ou à de l’emprunt bancaire.

Geneviève N’Guyen, après avoir décortiqué les nouvelles formes d’entreprises agricoles, indique « que se construisent une connaissance et une confiance entre l’agriculteur et sa banque. Les banques comprennent et « font avec » les situations des agriculteurs, ce sont un peu des entreprises à part. »

Ce que confirme Amaury Vienne, du Crédit Mutuel, lorsqu’il évoque la spécificité du capital des exploitations agricole, leur faible rentabilité et, la nécessité de raisonner sur des laps de temps plus longs que pour les autres types d’entreprises.

Capital des exploitations : la transformation

En France, l’exploitation agricole familiale cède progressivement sa place à l’entreprise agricole moderne, portée par des « logiques industrielles et capitalistes ». Ce virage, comme l’explique Geneviève N’Guyen, professeure en économie agricole à AgroToulouse, s’accompagne d’une complexification des « structures capitalistiques ».

Cette complexité se manifeste notamment dans la gouvernance. « Outre l’empilement des structures juridiques, ces entreprises accueillent désormais des associés non-exploitants et du ‘capital extérieur' », précise-t-elle. Même lorsque des liens familiaux persistent entre les détenteurs du capital, une dissociation s’opère entre « celui qui est propriétaire » et « celui qui va gérer et opérer ».

Cette séparation transforme profondément les processus décisionnels : « Au quotidien, cela devient plus compliqué, même pour des choix simples d’assolement ou d’investissements. »

Entre opportunités et vigilance

« Les entrées de capitaux externes dans les exploitations agricoles en France ne sont plus un sujet tabou, y compris avec la présence de personnes morales au capital de l’entreprise », constate la professeure.

Mais la dimension et la complexité de ces structures entraînent « une impossibilité de transmission en l’état« , observe Geneviève N’Guyen. Elle avance l’hypothèse que les difficultés actuelles d’installation et de transmission contribuent à « l’éclatement des structures. »

Pourtant, selon Jean-Marie Séronie, agroéconomiste, l’agriculteur reste hanté par l’idéal de posséder son capital, « ce qui représente une vraie charge pour lui. » L’ouverture du capital peut présenter des avantages concrets : « Au lieu de rembourser un emprunt composé de capitaux et d’intérêts à la banque, l’agriculteur ne verse que les intérêts aux investisseurs. » Une approche qui libère de la trésorerie pour réaliser des investissements productifs.

L’expert souligne néanmoins que ce levier doit être actionné avec précaution : « Certaines entreprises investissent dans les capitaux d’exploitations pour sécuriser leurs approvisionnements. La situation devient ambivalente pour l’agriculteur qui souhaite préserver son autonomie. »

Xavier Hollandt, enseignant-chercheur à Kedge Business School, ajoute un autre point de vigilance : des coopératives utilisent ce mécanisme pour « minimiser la menace potentielle que représenterait l’émergence de très grandes exploitations par le regroupement progressif de petites unités ».

Jean-Marie Séronie propose une solution innovante. « Un fonds agricole ouvert aux investissements des entreprises et des citoyens changerait la donne. L’agriculteur, ne connaissant pas personnellement ses investisseurs, conserverait sa pleine autonomie de gestion, les investisseurs ayant simplement un droit de regard sur le type d’agriculture qu’ils soutiennent. »

Retirer la terre de l’équation

De nouveaux acteurs émergent pour faciliter les installations. « Nous achetons des fermes que nous louons ensuite avec option d’achat à des personnes cherchant à s’installer », explique par exemple Vincent Kraus, co-fondateur de Feve (Ferme en vie). Cette approche retire la terre de l’équation financière de l’installation. « L’agriculteur peut ainsi mieux investir dans le reste de son projet. »

Fève, en tant que foncière, poursuit deux objectifs :

  • Le renouvellement générationnel ;
  • La transition agroécologique.

Les épargnants qu’elle mobilise « souhaitent utiliser leur argent pour créer un impact social et environnemental », résume son dirigeant.

Le modèle préserve l’indépendance des exploitations. « Nous ne sommes pas au capital de l’exploitation au sens propre », précise-t-il. Les investisseurs, de leur côté, « s’engagent dans un pool de projets » plutôt que dans une exploitation spécifique.

Le financement est conditionné par une charte. Elle exige « une production diversifiée en filières biologiques. Ainsi que la préservation, voire la création, d’infrastructures écologiques comme des haies, des bois ou des cours d’eau. »

William Loveluck, représentant de Terre de liens, une autre foncière qui facilite l’accès aux terres agricoles, observe que « l’obligation d’agriculture biologique sélectionne naturellement le public qui s’adresse au service. » Une étude d’impact révèle que « tous les répondants avaient déjà un projet en agriculture biologique avant de se tourner vers nous. »

Capital des exploitations : un accès au métier ?

Ce type de solution ne répond qu’à une partie du marché de la transmission. Néanmoins, William Loveluck remarque que des propriétaires de grandes exploitations à production unique s’intéressent aussi à ce modèle. « Certains agriculteurs nous contactent par sensibilité à l’agroécologie, même s’ils n’ont pas eux-mêmes engagé cette transition en fin de carrière. »

D’autres cédants préfèrent ce dispositif à la vente parcellaire. « Nous valorisons l’ensemble du foncier, bâtiments inclus », poursuit Loveluck. « Nous considérons le bâti comme structurant, représentant souvent un investissement initial conséquent. C’est un moyen supplémentaire de limiter l’endettement du repreneur. »

Un défi majeur pour ces organisations est « la restructuration de ces fermes pour les adapter à un collectif d’exploitations aux activités et productions diversifiées. » Les nouveaux entrants recherchent généralement « des structures plus petites, générant une forte valeur ajoutée par unité de surface. »

Terre de liens se distingue par sa politique de « non-revente des terres ». En offrant aux exploitants la garantie qu’on ne leur réclamera pas les terres à l’expiration du bail.

Si ce système exclut la terre du patrimoine personnel, « d’autres éléments permettent aux agriculteurs de capitaliser. » William Loveluck conclut : « On nous critique parfois sur ce point, mais en réalité, certains agriculteurs n’auraient jamais pu s’installer sans ce système, faute de capacité à acheter le foncier. Notre modèle leur donne accès au métier. »

Temps long en agriculture

Ce qui différencie l’agriculture avec les autres secteurs d’activité, c’est le temps long. Notamment pour la production de denrées et donc pour le retour sur l’investissement.

« Cela demande une mobilisation de capital plus importante face à une rentabilité moins assurée, ajoute Amaury Vienne, responsable du marché agricole au Crédit Mutuel Nord Europe. Les emprunts en agriculture sont plus longs et demandent plus de souplesse pour s’adapter aux activités fluctuantes. Alors qu’un professionnel emprunte sur 7 à 8 ans, un agriculteur va le faire sur 12 ou 15 ans. » Quasiment le double !

Des sociétés de portage pour installer des agriculteurs

Il existe en France, quelques sociétés de portage de foncier qui permettent aux agriculteurs d’accéder à du foncier. Et ce, sans devoir l’acheter dès leur installation mais plutôt au bout de quelques années d’exploitation. Cela permet à l’agriculteur de réaliser des investissements productifs.

Pour les épargnants, ils investissent de manière impactante, selon leur éthique. Et leur implication dans l’agriculture leur assure une rentabilité de 3 à 4 %. Et de manière peu risquée dans un bien qui prend toujours un peu de valeur.

Du capital et des associés- venu d’ailleurs

Si les Français, notamment céréaliers, n’ont pas hésité à franchir les frontières pour s’installer dans les Pays de l’Est et les Pays Baltes, le même type de dynamique se produit avec des nouveaux agriculteurs venus de pays où le foncier est bien plus cher qu’en France.

« Beaucoup d’Italiens viennent à acheter des exploitations en France, » note Geneviève NGuyen, « ils ont la capacité de le faire parce que le foncier coûte tellement cher chez eux. Pareillement, il y a des Belges, il y a des Luxembourgeois, des Hollandais qui viennent, parce que c’est devenu quasiment impossible de s’installer dans leurs pays respectifs. Donc oui, on voit des jeunes gens qui veulent s’installer, qui participent, montent au capital, deviennent associés dans de grosses entreprises laitières, ou qui rachètent en totalité une exploitation en France. »

Des dynamiques parfois amplifiées par les OPA, en particulier dans les secteurs où les cédants peinent à trouver des repreneurs localement.

Pour plus d’information, retrouvez aussi ces articles sur www.entraid.com :

Sélectionner deux matériels de la même famille pour les comparer