Transmettre en société: la valeur au centre du jeu

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Transmettre en société: la valeur au centre du jeu

Une série de stratégies sont mises en place à l’intérieur du cercle familial -avec l’aide des prescripteurs- pour perpétuer l’outil de production.

La valeur d’une exploitation est au centre des processus de transmission. Les cas de figure les moins complexes concernent les transactions autour d’une exploitation individuelle, entre acteurs déconnectés de toute relation familiale. De l’autre côté du spectre: l’évaluation de la valeur dans les exploitations sociétaires dans le cadre familial.

Histoire d’une transmission d’exploitation agricole. Lucas(1) a eu 4ans en 2021. Son père, 35ans, l’a déjà «désigné» comme repreneur de l’exploitation agricole familiale, ce qui n’est pas le cas de ses trois frères et sœurs. Son père a lui-même a hérité d’une partie de l’exploitation de ses parents, encore en activité, au côté de son oncle. Lucas fait partie d’une famille classique d’agriculteurs sociétaires (qui représentent la moitié des exploitations en France). 90% de ces sociétés fonctionnent aujourd’hui dans un cadre familial en France. Des exploitations sur lesquelles cohabitent plusieurs générations d’agriculteurs, des outils de production (parfois catégorisés dans des structures différentes), et du patrimoine. Sans oublier le foncier, à la fois productif et patrimonial. Des exploitations où, la question de la main-d’œuvre commence à se poser puisque, à l’image de la population des agriculteurs en France, une grosse moitié des sociétaires ont plus de 50ans.

La question de la valeur et le process de transmission de l’exploitation

Des exploitations où parfois, au-delà du salariat, on commence à se dire que l’installation d’une personne extérieure pourrait constituer une solution pour pallier le manque de main-d’œuvre à venir dans le collectif de travail… Mais avant même la question de l’entente, se pose celle de la valeur de l’entreprise. Comment intégrer une personne «extérieure» au capital de l’entreprise? Combien lui faire payer de parts sociales? Et éventuellement organiser sa sortie, au cas où la greffe ne prendrait pas?

Le coût de la transmission de l’exploitation agricole: une question étudiée par Agathe Bures et Théo Chatellier, étudiants à l’Ensat, dans le cadre de leur mémoire de fin d’études d’ingénieur agronome(3). Leur travail, s’appuyant sur des entretiens avec des exploitants issus d’une quinzaine d’exploitations sociétaires en productions bovines (lait et viande). «Nous avons identifié trois modes de cessions utilisés par les agriculteurs pour transmettre la société d’exploitation agricole. Dans le cadre familial, deux pratiques: la donation ou la vente. En hors cadre familial, une seule pratique, la vente,» indiquent-ils.

Un mille-feuille d’activités entrecroisées

De loin, évaluer la valeur d’une société peut sembler simple. Il devrait suffire d’assigner un montant aux parts sociales de la société, évaluer le montant du compte courant de l’associé sortant pour pouvoir lui rembourser à sa sortie. En pratique, c’est très complexe. Parce que qu’une grande confusion règne entre actifs patrimoniaux et productifs. Même si les sociétés sont censées clarifier ces aspects.

De plus ces sociétés sont davantage utilisées comme des outils pour percevoir des aides et des avantages fiscaux que comme des moyens de dissocier les actifs.

Ensuite, au fil du temps, les agriculteurs perdent de vue ce que représentent les parts sociales et ce que contient leur compte courant associé, ne tirent pas de rémunération de ce compte pour «renforcer l’entreprise».

Enfin, sur le temps long, ils superposent des structures, correspondant à un mille-feuille d’activités entrecroisées et d’usages des actifs.

Au cours des transmissions familiales, notent les auteurs de l’étude, même en dehors des donations, il est fréquent que les cédants se reposent volontairement sur une évaluation ancienne (très en-dessous de la réalité) de manière à minimiser la dette de l’enfant repreneur.

Sous-évaluer pour faciliter l’héritage

Il peut aussi arriver que le paiement effectif ne se fasse jamais. Les familles procèdent également à des «arrangements» plus ou moins équitables avec les frères et sœurs pour «compenser» ce transfert de patrimoine/outil productif.

En bref, toute une série de stratégies sont mises en place à l’intérieur du cercle familial (avec l’aide des prescripteurs) pour perpétuer l’outil de production sans faire payer au repreneur désigné le véritable prix de l’exploitation, trop élevé en élevage par rapport à la rentabilité de l’exploitation. Ces stratégies se construisent parfois au détriment, financièrement parlant, des cédants, des frères et sœurs du repreneur.

D’où des transmissions s’étalant sur un temps parfois très long (jusqu’à des dizaines d’années), de par leur complexité, mais aussi pour «étaler» la dette du repreneur. Dans la cession des parts, certaines étapes sont avant tout le fait de prescripteurs (parfois juristes); la transmission de l’exploitation agricole est un moment qui échappe parfois aux familles agricoles.

De manière intéressante, lorsque le collectif décide d’accepter l’installation d’une personne extérieure en tant qu’associé dans la Gaec, prescripteurs et agriculteurs clarifient davantage l’articulation des structures, formalisent plus les étapes de la transmission.

Ils s’appuient sur des évaluations de valeurs bien plus réalistes (des parts sociales, des comptes courants associés, de l’exploitation). L’objectif étant de se prémunir en cas de départ de l’associé.

Transmission de l’exploitation agricole: et sans repreneur?

S’il devient clair qu’aucun des enfants ne souhaite reprendre, les formes sociétaires permettent également de mettre en œuvre des stratégies de perpétuation de l’exploitation, perçue comme «un patrimoine familial».

C’est ce qu’on notamment analysé les sociologues Guilhem Anzalone et François Purseigle (2014): «les formes juridiques sociétaires, bien maîtrisées, permettent un éclatement des entités qui dissocient le travail agricole et le capital d’exploitation d’une part, de la gestion patrimoniale et foncière d’autre part» expliquent Théo Chatellier et Agathe Bures.

Dans ce cas, résument-ils, «on assiste à une transmission où l’installation de la génération suivante n’est pas indispensable et peut être remplacée par la mise en place d’un système de rente pour les héritiers via des formes nouvelles de sous-traitance et de délégation d’activité.»(2)

Dernière option: la vente. Mais là encore, au-delà des classiques divergences qui peuvent émerger (valeur patrimoniale vs valeur financière), une partie des cédants va tenter de perpétuer son exploitation telle quelle.

«On a des cédants qui, pour certains, sont très attachés à ce que leur exploitation perdure, et n’aille pas agrandir un voisin», analyse Bernard Charlotin, associé fondateur de Quatuor Transactions aujourd’hui aux commandes du site Ma-Propriete.fr.

«Ils vont être prêts à faire des concessions, pour permettre une installation à leur suite. Quand ils ont un acquéreur qui n’a pas la capacité d’acheter, ils vont parfois lui louer le foncier. J’ai même vu des agriculteurs qui, au moment de la vente, ont acheté du foncier à leur propriétaire, dans le but de la relouer à l’acquéreur!»

(1) Prénom modifié.

(2) Les travaux de l’équipe ont été développés et ont fait l’objet d’un dossier complet dans l’édition d’avril 2020 d’Entraid’, «Qui conduira le tracteur demain?

(3) Le projet s’inscrivait dans le projet Farm_Value (ANR), coordonné par Laure Latruffe.

Êtes-vous «entrepreneur», «prévoyant» ou «attentiste»?

Agathe Bures et Théo Chatellier ont pu établir trois catégories parmi les éleveurs rencontrés au cours de leur enquête: «Les ‘Entrepreneurs’ ont une conception économique forte de la valeur et un processus qu’ils tentent de planifier pour assurer la production agricole tout en faisant appel à des prescripteurs qui s’éloignent des organisations agricoles traditionnelles. Les ‘Prévoyants’ ont une conception de la valeur mixte qui allient dimension économique et patrimoniale et se distinguent par une forte planification du parcours de transmission. Les ‘Attentistes’ ont une conception patrimoniale de la valeur et un parcours de transmission souvent chaotique en raison de la non-anticipation du processus» analysent-ils.

Allô, maman?

La connaissance des structures de l’entreprise, du droit, mais aussi l’administratif et la comptabilité font désormais partie intégrante du métier d’agriculteur. Et les allergiques aux «papiers» peuvent se trouver dans des situations difficiles. Cet aspect du travail, ces compétences, étaient auparavant souvent délégués, voire «relégués» aux épouses. Lesquelles «sont désormais conscientes qu’elles doivent transmettre à leurs enfants» souligne Agathe Bures. Car les couples se forment plus tardivement, et les compagnes (ou compagnons) travaillent aujourd’hui souvent à l’extérieur de l’exploitation, exerçant des métiers pour lesquels elles (ou ils) sont rémunéré.e.s. Les exploitant.es d’aujourd’hui doivent aussi absorber cette compétence supplémentaire.

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